Mai 68 dans le Gard

Les premiers incidents, prémices de la crise, se produisent début 1968 à la faculté de Nanterre, ouverte en 1963 pour désengorger la Sorbonne à Paris. Isolée en zone difficile, cette université constitue un terreau idéal pour le développement de mouvements d'extrême gauche préparant la révolte contre l'institution universitaire bourgeoise, accusée de servir les intérêts de la société capitaliste. C’est ainsi qu’est crée le Mouvement du 22 mars, conduit par Daniel Cohn-Bendit, alors étudiant. La multiplication des incidents à Nanterre mène à la fermeture du site le 2 mai.

La révolte étudiante

L’agitation gagne ensuite le centre de Paris. Le 3 mai, un meeting d’étudiants tenu à la Sorbonne est réprimé par les forces de police qui interviennent brutalement dans la cour de l’université en procédant à plus de 500 arrestations. Ces interpellations musclées provoquent immédiatement dans la communauté étudiante une réaction solidaire avec les cellules militantes. Dans les jours qui suivent, la révolte se propage dans les rues du Quartier latin où étudiants et CRS s’affrontent violemment. Les étudiants retranchés derrière des barricades de fortune lancent pavés et cocktails molotov sur les CRS qui ripostent à l’aide de matraques et de gaz lacrymogènes. Les échauffourées s'amplifient au fil des jours, relayées en direct à la radio devant une population médusée face à la violence des attaques. Le mouvement, animé par l'UNEF (Union nationale des étudiants de France), syndicat étudiant, s'étend ensuite aux lycées, où se forment les comités d'action lycéens (CAL).

Les violences atteignent leur paroxysme dans la nuit du 10 au 11 mai où étudiants et CRS se livrent à de véritables combats de rues. Des voitures sont incendiées, des rues dépavées, des vitrines brisées, causant des centaines de blessés. Au lendemain de cette terrible « nuit des barricades », l’opinion publique défend majoritairement la cause étudiante et le 13 mai, les syndicats manifestent à Paris et dans toute la France au côté des étudiants pour protester contre les brutalités policières. Le lendemain, une première vague de grèves s'enclenche. Une véritable crise sociale prend le relais de la révolte étudiante. Le mal-être étudiant se fait ainsi l’écho d’un malaise professionnel devant l’intransigeance patronale.


Illustrations : Journal "La Vie ouvrière" (hebdomadaire de la CGT), édition du 15 mai 1968 - Photographies de CRS dans le Quartier latin à Paris le 10 ou le 11 mai. Arch. dép. du Gard : 193 J 274.


Le début de la grève générale

Au soir du 14 mai, les ouvriers de Sud-Aviation, dans la banlieue nantaise, occupent leur usine en séquestrant leur directeur. Les 15 et 16, la grève gagne les usines Renault de Cléon et Sandouville en Seine-Maritime, Flins et Boulogne-Billancourt en région parisienne. Le mouvement s’étend progressivement jusqu'au 22 mai au point de paralyser le pays avec sept millions de grévistes déclarés, auxquels s’ajoutent les salariés contraints au chômage technique ou bloqués par les moyens de transports à l’arrêt. Contrairement en 1936, où seul le secteur privé avait été touché avec deux millions de grévistes (en tenant compte du fait que les chemins de fer, à l'époque, relevaient du privé), mai 1968 réunit cette fois les salariés du privé comme du public. Aucune branche n’est épargnée. Les syndicats rejoignent tardivement les grévistes en tentant de proposer des revendications négociables.


Illustrations : Journal "La Vie ouvrière" (hebdomadaire de la CGT), édition du 22 mai 1968 - « Immense mouvement de grève, des centaines d’usines occupées ». Arch. dép. du Gard : 193 J 274.


Mai 68 dans le Gard

Dans le Gard, les lycéens alésiens sont les premiers à se mobiliser en masse, entre 1 200 et 1 500, bientôt suivis par les lycéens nîmois, moins nombreux toutefois, environ 200. Ils défilent le 11 mai à Alès et Nîmes en réclamant la libération des étudiants parisiens arrêtés lors des violents affrontements de la veille avec les forces de police. Deux jours plus tard, l’appel à la grève nationale, lancé par les syndicats et les partis politiques de gauche, connaît un écho retentissant dans le département puisque le cortège de Nîmes, point de rassemblement, réunit près de 20 000 personnes, dont le maire de Nîmes, des députés et des sénateurs gardois, dans une foule qui s’étire sur près d’un kilomètre. La Marseillaise du 15 mai 1968 titre « Le 13 mai : puissante journée de grève et grandiose manifestation d’unité ». Toutes les manifestations qui ont suivi se sont déroulées dans le calme sans violence. Aucune barricade, ni voiture incendiée n'ont été à déplorer.


Illustration : Extrait du journal "La Marseillaise", édition du 15 mai 1968 : article sur la journée de grève et sur la manifestation organisée à Nîmes le 13 mai 1968. Arch. dép. du Gard : CA 1967.


Cette date marque également le début de la grève illimitée pour de nombreuses entreprises et services publics gardois. L'usine Perrier, les Houillères du bassin des Cévennes, Ugine-Kuhlmann à l’Ardoise, Marcoule et bien d’autres sont occupées par les grévistes. Les services publics sont paralysés, les coupures de courant sont fréquentes, les transports publics à l’arrêt et la presse régionale ne paraît plus entre le 22 et le 30 mai. Des pénuries sont à craindre. L’essence rationnée est réservée aux services prioritaires. Un article du Méridional du 29 mai 1968 recense les stations de réapprovisionnement en rappelant de se conformer strictement à la réglementation en cours, sous peine de pénuries. À partir du 21 mai, l’état des stocks de farine inquiète les services de la préfecture. L’intervention des troupes est même envisagée pour assurer le transport de la farine jusqu’aux boulangeries.


Illustrations : Au dessus et à gauche - Tracts de la CGT, appel à la manifestation (Mai 1968). Arch. dép. du Gard : 193 J 360. A Droite - Extrait du journal "Le Méridional", édition du 29 mai 1968 : article sur l’approvisionnement en carburant pour les usagers prioritaires du Gard. Arch. dép. du Gard : CA 1970


À la fin du mois, les difficultés financières se faisant sentir, certains grévistes envisagent la reprise du travail. En solidarité, le Conseil général du Gard adopte lors d’une session extraordinaire, le 29 mai, une motion dans laquelle il est décidé d’apporter une aide de 200 000 francs aux familles des grévistes et 50 000 francs pour le comité de grève. Cette motion est adoptée par la majorité de gauche. La dernière manifestation notable se déroule le 30 mai à Nîmes, regroupant 25 000 à 30 000 personnes, pour réclamer la démission du général de Gaulle et l’organisation de nouvelles élections.

Le retour à l’ordre s’opère progressivement dans les jours qui suivent. Les forces de l’ordre interviennent ponctuellement pour lever quelques piquets de grève obstruant encore l’entrée de magasins ou de services publics. Les stations-service rouvrent rapidement, permettant aux Gardois de prendre la route pour Pentecôte. Toutefois, la traditionnelle féria de Pentecôte est annulée.


Illustrations : Session extraordinaire du Conseil général du Gard pour l’attribution d’une aide aux familles nécessiteuses (29 mai 1968). Arch. dép. du Gard : CA 1969.


La réaction gouvernementale

Le gouvernement a tardé à réagir face à l’ampleur des événements. Il faut attendre le 24 mai pour que le général de Gaulle s’exprime lors d’une allocution télévisée annonçant la tenue d'un référendum sur la « rénovation universitaire, sociale et économique ». Tous les préfets de France ont à cet effet été préalablement informés par télégramme confidentiel quelques heures avant la tenue de cette allocution. Le général se dit prêt à quitter le pouvoir si le « non » l’emporte. Son intervention ne rencontrant aucun succès, Georges Pompidou, alors Premier ministre, tente la voie de la négociation sociale.

Les négociations tenues les 25 et 26 mai à Paris, rue de Grenelle (siège du ministère du Travail), soulignent toutes les divergences existantes au sein même du mouvement contestataire. Alors que les syndicats et les courants politiques de gauche, Parti communiste en tête, présentent des revendications professionnelles et salariales, les étudiants des diverses tendances (anarchistes, maoïstes, trotskistes) réclament un changement radical des structures.

Les accords de Grenelle sont finalement signés le 27 mai en présence des représentants du gouvernement dont Jacques Chirac, alors secrétaire d'État aux Affaires sociales, chargé de l'Emploi, des représentants des syndicats et de ceux du patronat. Ils portent essentiellement sur une augmentation des salaires de 10 % en moyenne et une revalorisation de 35 % du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti, qui deviendra en 1970 le SMIC). Ces accords ne suffisent pas toutefois à mettre un terme définitif au conflit. La grève continue donc face à un pouvoir à court de propositions. Les événements de Mai 68 débouchent alors sur une véritable crise politique.


Illustration : Télégramme secret envoyé du ministère de l’Intérieur aux préfets de France pour annoncer l’intervention du gouvernement qui envisage d’entamer des négociations avec les syndicats (24 mai 1968).  Arch. dép. du Gard : CA 1968.

Illustrations : Projet de protocole des accords de Grenelle signés le 27 mai 1968 en présence des représentants du gouvernement dont Jacques Chirac, alors secrétaire d'État aux Affaires sociales chargé de l'Emploi, des syndicats et du patronat (25 au 27 mai 1968). Arch. dép. du Gard : CA 1969.


La crise politique

Le gouvernement s’enlise tandis que chaque parti essaie de tirer profit de la situation. Les étudiants espèrent toujours une solution révolutionnaire à la crise en organisant un meeting au stade Charléty réunissant plus de 30 000 personnes dont Pierre Mendès France. Les partis de gauche traditionnels souhaitent quant à eux récupérer le pouvoir par l’organisation d’élections présidentielles et législatives anticipées. François Mitterrand se déclare ainsi candidat à la présidence de la République, refusé par étudiants et grévistes qui crient à la « récupération ». La cacophonie ambiante permet une riposte gouvernementale à partir du 30 mai.

Le 29 mai, la disparition de l’Élysée du général de Gaulle crée l’affolement. Dès le lendemain, il annonce, dans une brève allocution radiodiffusée, la dissolution de l'Assemblée et la tenue d’élections anticipées. Le soir même, les gaullistes tiennent une manifestation sur les Champs-Élysées rassemblant plus de 300 000 personnes qui réclament le retour à l’ordre. Alors que les élections se préparent, la reprise du travail s’opère progressivement. Seules quelques grèves isolées durent encore mi-juin aux usines Renault à Flins et Peugeot à Sochaux, mais le mouvement s’essouffle : les grévistes sont désabusés. Le scrutin des 23 et 30 juin donne une majorité écrasante à la droite gouvernementale. La peur du désordre a fini par servir les intérêts du gouvernement.

L’héritage de Mai 68

Mai 68 traduit une véritable crise sociétale. Contestant la société de consommation et l'idéologie productiviste qui lui est associée, soucieuse de la rentabilité financière aux dépens du bien-être, Mai 68 dénonce l'aliénation par les objets et la création permanente de nouveaux besoins. L'épanouissement personnel de l'individu est exalté contre la rigidité des hiérarchies et des disciplines imposées. Le modèle autoritaire que l’on retrouve dans la famille, à l'école, dans l'entreprise et dans toutes formes d’organisations et structures sociales est directement mis en cause.

Si le mouvement de Mai 68 n’aboutit pas à court terme, il laisse toutefois une empreinte profonde aux retombées multiples. Les universités sont ainsi transformées par la loi Edgar Faure du 12 novembre 1968 qui accorde une autonomie renforcée aux établissements et crée les unités d'enseignement et de recherche (UER) ainsi que des conseils d'université auxquels participent entre autres les délégués des étudiants et des personnalités extérieures (élus locaux, entrepreneurs, syndicalistes). La loi encourage également la pluridisciplinarité en intégrant des activités d'enseignement et de recherche via le statut d'enseignant-chercheur. Le général de Gaulle, en décalage avec les revendications des soixante-huitards, est contraint de partir après l'échec du référendum d'avril 1969. De la crise politique découle le renouveau du Parti socialiste (PS) en 1971 et le programme commun PS-PCF de 1972. La victoire de François Mitterrand aux présidentielles en 1981 en est la résultante. Les idées de Mai 68 ont germé, entraînant les mouvements féministes et écologistes des années 1970. Il a ainsi participé à la libéralisation des mœurs, véritable révolution culturelle immortalisée par les années hippies.

Au-delà de cette liberté du corps et de l’esprit, Mai 68 accélère une série de conquêtes juridiques et politiques, libéralisant les rapports entre les sexes, les générations, les gouvernants et les gouvernés. Les femmes acquièrent la liberté de la contraception (1967, remboursée par la sécurité sociale à partir de 1974) puis de l'avortement (1975), la possibilité d'ouvrir un compte bancaire sans autorisation préalable du mari (1965), l’autorité parentale conjointe sur les enfants (1970) ou encore le droit à l'égalité professionnelle (1972). Á ces nouveaux acquis, s’ajoutent la reconnaissance des droits des homosexuels, la prise en compte des cultures régionales ou encore le droit de vote à 18 ans. Cette série de réformes a contribué à moderniser durablement la société française telle que nous la connaissons aujourd’hui.