Les chanoines et le jeu de paume
L’exposition Chroniques sportives présentée aux Archives départementales du Gard jusqu’au 31 mai 2025 évoque les pratiques sportives gardoises depuis l’Ancien Régime. Un témoignage d’alors offre des renseignements précieux sur un sport qui était particulièrement populaire en Europe avant la Révolution française, le jeu de paume.
Le 12 novembre 1541, sous le règne du roi François Ier, les chanoines de l’église cathédrale de Nîmes, Notre-Dame-et-Saint-Castor, se réunissent pour voter plusieurs délibérations, dont une en particulier en lien avec la pratique du jeu de paume.
Les chanoines "ont ordonné, conclu et statué que ne sera permis à aucun chanoine de ladite église (...) de jouer publiquement à la paume ni aussi aller aux tavernes tant dans ladite ville que dehors".
Consulter la délibération des chanoines de Nîmes du 12 novembre 1541 (Arch. dép. du Gard : G 403)
La délibération des chanoines de Nîmes du 12 novembre 1541 (Arch. dép. du Gard : G 403)
Plusieurs éléments de cette délibération méritent explication.
Au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime, la cathédrale est composée d’un chef, l’évêque et d’un collège qui joue le rôle de conseil. Cette assemblée forme un chapitre. Le chapitre cathédral est composé de plusieurs membres appelés chanoines. À l’époque de cette délibération, les chanoines jouent un rôle essentiel dans la vie spirituelle des hommes et des femmes. Ils participent aux chants de l’office divin. Par leur célébration, des heures canoniales, sept fois par jour, les chanoines assurent ainsi le salut des hommes, organisent et rythment la vie quotidienne.
Les chanoines jouent aussi un rôle de décision majeure dans la vie de la cité. Ils peuvent favoriser la construction d’une école, d’un hôpital, l’entretien d’un bâtiment, l’assistance aux pauvres, la conservation d’archives, etc… Leur rôle est donc éminemment important. Devenir chanoine, c’est avoir une place de choix dans la société chrétienne.
Revenons à notre délibération : pourquoi interdire aux chanoines de jouer publiquement au jeu de paume ? Et qu’est-ce que le jeu de paume ?
Le jeu de paume constitue une pratique courante de la fin du Moyen Âge jusqu’à la Révolution française. D’abord pratiqué avec la paume de la main, le jeu devient progressivement un sport avec des raquettes et un filet. En Angleterre, ce sport deviendra le tennis. Mais c’est surtout en France que son succès est véritablement fulgurant.
Partout dans le royaume, on construit des terrains pour jouer au jeu de paume. Les classes aisées jouent souvent dans une salle en intérieur. Une salle va d’ailleurs connaître un destin extraordinaire dans l’histoire de France, celle située à Versailles où se sont réunis les députés pour prononcer le célèbre serment du Jeu de paume le 20 juin 1789.
L’extrême popularité du sport en France suscite des réactions à l’étranger.
Un voyageur anglais de la fin du 16e siècle, Robert Dallington, rapporte ainsi ceci dans son compte-rendu sur la société française :
Quant à l'exercice du jeu de Tennis dont j'ai déjà parlé, il est plus en usage ici que dans toute la chrétienté réunie : ce dont peut témoigner le nombre de places de Tennis dans tout le pays, en si grande quantité que vous ne pouvez trouver la plus petite bourgade ou ville en France, qui n'en ait une ou plusieurs. Il y en a, comme vous voyez, soixante dans Orléans, et je ne sais combien de centaines dans Paris ; mais ce dont je suis sûr, c'est que s'il y en avait la même proportion dans les autres villes, nous aurions deux places de Tennis pour une église en toute la France. Il me semble étrange qu'ils soient tellement aptes à bien jouer que vous pourriez penser qu'ils sont nés avec une raquette à la main ; les enfants eux-mêmes et quelques-unes de leurs femmes jouent très bien, ainsi que vous l'avez pu observer à Blois.
Ce sport très populaire est même pratiqué par les femmes, fait notable pour l’époque.
Sans surprise, l’ancêtre du tennis a aussi su trouver son public auprès des hommes d’Église. Le chapitre cathédral prononce ainsi son interdiction à l’encontre de ses propres membres. La participation active d’hommes d’Église dans une activité physique et mondaine ne va pas sans poser un problème dans la société chrétienne de l’époque. Depuis la réforme grégorienne (donc depuis au moins le 11e siècle), la Papauté a toujours voulu maintenir une distance nette entre les clercs et les laïcs. Or, la pratique de ce jeu participe à l’effacement de cette barrière sociale.
Le document date d’ailleurs de 1541. Si nous ne sommes plus sous la réforme grégorienne, une autre réforme est en train de bouleverser l’Europe, la réforme protestante. La période est particulièrement propice à une critique virulente du clergé et de ses pratiques. La décision de refréner les ardeurs des chanoines n’est probablement pas un hasard chronologique. Ces derniers doivent en effet se montrer exemplaires. Hommes de foi, ils se doivent de pas décrédibiliser leur institution en jouant publiquement au jeu de paume.
Finalement, nul ne sait si cette délibération a été réellement appliquée. Le contexte de la Réforme a cependant dû augmenter les exigences des laïcs à l’égard des clercs. Avec le concile de Trente (1545-1563), la Contre-Réforme (ou Réforme catholique) va continuer d’asseoir la distinction entre clercs et laïcs. Les chanoines de Nîmes n’ont pas dû reprendre leur partie de jeu de paume de sitôt…